Etre touché par la lumière avec Sabine Mirlesse
Auteur Francesca Caruana La galerie Thierry Bigaignon, à Paris, accueille actuellement le travail de Sabine Mirlesse. Aux confins de la géologie et de la photographie, l’artiste combine des processus photographiques et stratigraphiques visant à explorer l’histoire de la terre, les strates et les empreintes, le rapport de l’individu à son origine et la capacité d’un lieu à évoquer la narration, réelle ou imaginaire. Un voyage qui se mue en une véritable quête de la lumière.
Starchaeology n°2, Sabine Mirlesse.
Dans l’exposition du travail photographique de l’artiste franco-américaine Sabine Mirlesse, la galerie Thierry Bigaignon offre la possibilité de découvrir une démarche très authentique dépassant largement les problématiques de sujet, de cadrage, d’angle de vue habituellement inhérentes à ce type de démarche. Pour élémentaires qu’ils soient, ces principes sont présents mais passent au tamis de la lumière, question qui chez elle devient une véritable quête archéologique. Sabine Mirlesse utilise l’objectif pour excaver, traquer les traces, inventer une transfiguration. De quoi ? On pourrait répondre trop vite, de la pierre, tout comme on est enthousiasmé très vite par l’ensemble des œuvres, mais il faut prendre le temps de la quête, de son en-quête.
A partir de documents réalisés sous des lumières très différentes (murs, pierres, textes…), l’artiste explore la dimension métaphorique des profondeurs de carrières alpines autant que de la géographie décrite dans la Divine Comédie par l’immense Dante, typologies évoquant les profondeurs du monde et de l’âme. La grande obscurité que l’on suppose de l’Enfer réduite à un 27 x 20 cm de gélatine argentée (Onyx Valley, 2019), la surexposition de certains gris comme dans Astral body n°3 (2019), les mises en scène d’extraits de texte telles que Paradiso, Inferno, Purgatorio(2018) comme les petites sculptures de marbre explorent les extensions poétiques suggérées par le matériau ou les connotations multiples. Les jeux de lumière s’organisent en ballet de blancs, de vides, de noirs profonds, de bordures, d’affleurements de matières, tout autant qu’en obscurités, en cavités, en encre de texte ou en reflets d’argent. Il faut savoir que Sabine Mirlesse utilise le support photographique comme une surface plastique ; elle le modèle, le découpe par grandes zones d’ombres, le travaille comme un tableau et on s’y perdrait, si la rigueur du sujet ne nous ramenait à la justesse de traitement. Rien à voir avec un clair-obscur qui réintroduirait la magie d’un Caravage au service d’une scénographie lumineuse ; ici la lumière est la matière qui sculpte l’espace, descend dans les profondeurs et accompagne le visiteur dans la recherche de la Pietra di Luce. Cette expression, qui a donné le titre de l’exposition, s’avère représenter le point commun de sa recherche avec celles des carriers et adresse un superlatif à la capture de l’image. Celle-ci ressemble à une démarche paysagère, où le paysage minéral créé au fur et à mesure produit de minuscules effets corpusculaires qui plongent dans les entrailles stellaires.
Stone Snow n° 1, Sabine-Mirlesse.
En cela l’espace est désenclavé de toute perspective, de haut et de bas, y compris, et de façon paradoxale, de point de fuite. En effet, les clichés composés de Sabine Mirlesse incitent à une description au-delà du simple langage mais cela s’appuie sur cette perte de repère spatial où la lumière est l’architecte sûr d’espaces inconnus, non reconnaissables mais que l’imaginaire peut très bien avoir conçus. Les effets optiques soumis à notre regard relèvent de contrastes, de matières inadaptées (cordelettes), de pratiques techniques diverses (Astraltype n°2, 2018). Le monotype vient suggérer une sorte de circuit, de route vue du ciel, tel le parcours sans issue qu’on aurait souhaité être le fil d’Ariane pour pouvoir entrer en minéral. Il y a donc un aller-retour constant entre la rigueur photographique de la prise de vue et l’imaginaire qui l’a sous-tendue, entre le regard distrait que l’on pourrait poser sur les photos et l’appel impératif de l’image à suivre les voies croisées de la poésie et du réel de la carrière.
Les œuvres s’interrogent entre elles, se côtoient en passant par de petits formats de papier glacé, par une photo de photo froissée où l’image d’une composition géologique sont les rides du papier et deviennent les crêtes blanches de montagnes minuscules (Carrière n°1, 2019). Quels que soient les éléments photographiés, symboliques ou littéraires, l’artiste s’intéresse à ce qu’ils peuvent restituer de lumière, de contrastes travaillés afin d’y trouver la ligne de taille (Stone snow n°1, 2019). Ainsi les rais lumineux saisis évoquent l’explosion à l’origine de toute « formation d’étoiles » et déploient un fil dans les œuvres, à propos d’un pourtour, d’un motif… ce qui fait lumière, c’est la trace. La trace du vide. Une sorte de contre-forme lumineuse, non pas une ombre portée mais une clarté portée, le spot interne à chaque œuvre qui vient en diffuser la forme. Les volumes ainsi découpés ou révélés livrent des surfaces, ovni plastiques qu’il faut embarquer en cherchant sa propre soudure plastique.
Dust n° 2, Sabine Mirlesse.
Ce n’est rien de le constater mais cette soudure est un gouffre. Celui de la littérature dans lequel l’artiste s’enfonce avec délice. De ses visites successives dans les carrières où la Pietra di luce est comme une légende, elle enquête inlassablement sur les tréfonds afin d’y trouver la familiarité de la Comédie. Il suffit de savoir, comme le commente le galeriste, que chacun des textes finit par le même mot « stelle », étoiles, pour réaliser qu’elle créera une métaphore fine et raffinée consistant à installer trois pages de la Divine Comédie, prises dans deux feuilles de verre, droites, aussi délicatement brulées par un laser, fossiles scripturaires d’une histoire achevée en mini stèles. Là encore, il s’agit d’une bascule entre le monumental et le minuscule, changement d’échelle décliné par les focales, par les différences de support ou les nervures creusées dans une plaque de marbre (Asterism n°5, 2019), tout doit retenir la lumière et être touché par elle au point de se demander avec les bâtisseurs de cathédrales s’il ne s’agit pas de la Luce di Pietra, autre balancement de l’espace verbal.
Pour en conclure avec ces lumières qui sortent de nulle part, il faut se placer enfin dans un des coins de la galerie, à quelques pas de Dust n°6 (2019). On est alors face à un gouffre frontal, ou sous une trouée lunaire, ou à l’horizon d’une cascade de sel qui aurait pulvérisé ses propres fossiles hors du cadre. Le vertical et l’horizontal sont rejoués sur une partition de l’espace réel, le sel est hors cadre, tombé de la photo. Sabine Mirlesse offre un voyage poétique à bascules, un culbuto de luxe pour aborder le détail à l’échelle cosmique, le monumental à l’échelle de la poudre d’étoiles. Dans une des œuvres, on peut enfin faire acte de concrétude, une transgression en kit, un effleurement mortuaire puisqu’il est permis au spectateur de toucher la plaque de marbre offerte par un carrier. On peut y tâter, yeux ouverts, nous qui ne sommes pas encore des Fayoum, les fameuses nervures sophistiquées, parlant un braille de gauche à droite avant d’éteindre la lumière en sortant. Sans insister, Sabine Mirlesse bâtit un univers plastique sobre, imagé, soumis aux techniques de représentation dont l’unité fédératrice est de concrétiser la lumière.